LA TARTE AU CITRON DE MA MÈRE
En cette période proche de Noël, on sollicite notre générosité. Dons de soi, argent, entraide. Nos pensées vont vers les plus démunis. Et moi, chaque fois, je pense à ma mère. Je n’ai jamais rencontré plus généreuse qu’elle. Elle était mon modèle et grâce à l'éducation reçue, j’ai compris rapidement le sens du mot : donner sans attendre rien en retour.
Ma mère aidait régulièrement les
membres de sa famille, ses amis, ses voisins, sa communauté. Nous vivions dans une grande ville, mais si
nous avions vécu dans un village, tout le monde l’aurait connue, admirée,
sollicitée. Elle répondait toujours
présente pour les fêtes à l’école. Et elle ne se contentait jamais de faire que
sa juste part. Elle pouvait faire des
petits plats pour l’ensemble des élèves de la classe, des professeurs et de la
direction jusqu’à la secrétaire de l’établissement.
Elle a été femme au foyer jusqu’à
ce que mon jeune frère débute l’école.
Puis elle a trouvé du travail comme préposée aux bénéficiaires. Pas n’importe lequel, il fallait qu’elle aide
les autres dans son quotidien. Les
personnes jeunes ou âgées, aveugles, handicapées. Elle avait toujours une histoire touchante à
nous raconter le soir au souper.
Puis, il y avait les fameuses
tartes de ma mère. Tartes! Qu’est-ce que cela vient faire dans l’histoire?
Eh bien, c’est là que prend tout son sens…
Elle cuisinait quatre types de
tartes : sucre, pommes, raisins et citron avec meringue (ma
préférée!). Elle ne se contentait pas d'en
faire à l’occasion, c’était plutôt
hebdomadaire dans son cas. La cuisine
était remplie de saveurs exquises, d’odeurs appétissantes, de farine, de pâtes
et chansons! Pendant ce travail qu’elle
faisait dans la bonne humeur, son talent (heu…) de chanteuse se révélait. Nana Mouskouri, Demis Roussos, Dalida et
Willie Lamothe, pour ne nommer qu’eux, alimentaient le répertoire de ma mère
pour un après-midi. Il s’agissait de
moments très privilégiés que nous partagions.
J’ai saisi, très jeune, que l’on pouvait tout acheter avec ce genre de
pâtisserie.
Le facteur, pour livrer le
courrier jusqu’en haut de l’escalier (2e étage d’un duplex), avait
droit à sa tarte au sucre. Il disait en
se frottant le ventre que c’était sa façon à lui de perdre les livres qu’il
prenait, étant trop gourmand. La voisine
d’en bas, devenue veuve à 27 ans, avec deux jeunes enfants, préférait la tarte
aux raisins. Des collègues de travail,
eux, avaient le droit à celle aux pommes tandis que notre médecin de famille
bénéficiait de la citron-meringue.
Dans la plupart des occasions, ma
mère apportait souvent une tarte. Elle
disait : on sait jamais… ça pourrait servir! Moi, je ne comprenais pas toujours les
raisons derrière cette générosité. Même le chauffeur d’autobus avait la sienne!
Était-ce parce qu’elle avait manqué de nourriture étant jeune ou qu’elle avait
juste peur qu’elles pourrissent… et ça, ma mère ne supportait pas le gaspill, comme elle disait! Eh bien, non!
Ce n’était que sa façon à elle, d’offrir. Offrir un moment de détente, un moment de pur
délice, un moment de solitude coupable ou un moment de partage.
Pour vous faire comprendre jusqu’où
tout cela pouvait aller, je vous raconte une anecdote. Un jour que je m’étais blessée à la piscine
municipale (j’avais juste à ne pas courir au bord de la piscine!), deux
policiers m’ont raccompagné à la maison.
Croyez-le ou non, chacun d'eux a pu repartir avec une tarte. Et le grand barbu avait pris la dernière au
citron. J’étais en sang (c’est le cas de
le dire… j’ai eu droit à des points de suture en dessous du menton tout de
même), et incrédule qu’elle donne sa dernière tarte en sachant que c’était ma
préférée et frustrée d’attendre qu’on s’occupe enfin de moi afin de m’amener aux
urgences. La conversation s’éternisait
sur le pas de la porte dans la bonne humeur et la lueur de gourmandise dans les
yeux des policiers était à la limite du supportable.
Quelques jours plus tard, du haut
de mon âge ingrat, je ne tarissais toujours pas de l’affront que ma mère m’avait
fait. J’étais bien chialeuse… à cette époque! (…).
Alors un soir qu’elle travaillait – dans un centre de longue durée pour
enfants handicapés – je l’ai accompagnée, à sa demande insistante, pour ne pas
dire sur son ordre. Je me plaignais
encore, lorsqu’elle m’a tiré par le bras dans les longs couloirs sombres du
centre pour me présenter avec fierté à ses collègues de travail. Puis, elle m’a dit : viens avec moi, je
vais te présenter quelqu’un de très spécial, tu vas voir, les étoiles brillent
dans ses yeux! Intriguée, je me tus, et
la suivis.
Cette personne si particulière
était une jeune enfant du même âge que moi, recroquevillée dans son lit, ses
petites mains recourbées vers elle, immobiles.
La bouche grande ouverte laissait couler un filet de salive sur l’oreiller. Ses yeux hagards ne brillaient pas du
tout. Ma mère m’installa tout près d’elle. En me tendant un livre de conte, elle me dit :
lis-lui une histoire et tu verras sa réaction. Ce soir, tu vas me
remplacer. Elle s’est tournée vers le
lit et a caressé les cheveux de la petite fille, comme elle le faisait le soir
avec moi. D’une voix si douce, elle lui
dit : ma p’tite Claudine, je te présente ma fille, Claudine. Abasourdie, cette enfant me fixa pour la
première fois depuis que j’étais entrée dans sa chambre. Et moi, j'étais
étonnée de rencontrer une personne qui avait en commun avec moi, son prénom. Je
me suis mise à lui lire une histoire de princesse au petit pois… Et c’est là
que j’ai aperçu briller les étoiles dans ses yeux! Cette rencontre ne fut pas la dernière. À sa pause, ma mère est venue me chercher et
nous sommes arrivées dans la salle de repos du personnel. Elle m’a tendu une tarte au citron-meringue. Je crois que le sourire que j’ai fait ce
soir-là à ma mère valait tout l’or du monde.
Nous avons mangé ensemble et elle m’a raconté ce qu’elle aimait le plus
dans son travail.
Mon plus grand regret à ce jour,
c’est que ma mère n’a jamais pu connaître mes enfants. Elle est décédée trop tôt. Le destin a voulu que j’aie un enfant au
besoin très particulier et je suis persuadé qu’elle l’aurait chéri toute sa
vie, parce qu’elle avait un don pour les personnes plus fragiles et
vulnérables. Maintenant, dans mon
quotidien, j’essaie toujours de faire des petites actions ou partager de p’tits
moments de bonheur en me disant qu’elle m’a transmis cette importante valeur qu’est
la générosité du cœur. Et désormais
quand je fais ou mange une tarte au citron-meringue, je ne peux m’empêcher d’avoir
une tendre pensée pour elle.
Vraiment touchant, voilà bien la description d'une personne qui a le coeur sur la main. Merci beaucoup pour ce magnifique partage
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