À travers ton regard
À TRAVERS TON REGARD
Par Claudine Rongione
À ta naissance, nos regards ne se sont pas
croisés. Tu avais besoin d’assistance. Quelques minutes plus tard, nos yeux se sont trouvés
pour la première fois, furtivement, rapidement, l’espace de quelques secondes
avant qu’on t’emporte loin de moi. Je n’ai
pas pu te serrer dans mes bras, faire le peau-à-peau tant espéré, te toucher,
te cajoler et entrer en contact avec toi… comme une mère et son enfant. Mais je me suis accroché à ce regard que tu m’as
lancé, qui semblait dérouté, curieux et à la fois inquiet.
Puis après une période incertaine, tu as enfin entrecroisé
mon regard à travers la vitre d’un incubateur.
Des yeux flous à travers des tubes.
Que regardais-tu? Que
voyais-tu? Que comprenais-tu? Mon regard était voilé de tristesse. Le tien, je ne sais trop. Tu semblais si perdu.
Le septième jour magique, soit celui où Dieu s’est
reposé après avoir créé le monde, je t’ai tenu pour la première fois dans mes
bras afin de te bercer, nous étions emmêlés de fils et assourdis par les
sonneries du moniteur, mais avons enfin pu s’observer à souhait, se découvrir. J’ai compris la signification de ton regard. Celui du soldat, du vainqueur, du conquérant,
soit celui qui voulait vivre. J’ai donc
séché mes larmes, puis le doux regard que je t’ai lancé était celui de :
«maman a compris, je vais t’aider et je vais t’aimer»…
Ensuite, le combat commence… L’apprentissage de
soins, la stimulation, les câlins, la tendresse, l’inquiétude et l’espoir. On ne lâche pas. On accroche notre regard au tien, puis on
avance avec toi… à petits pas. Retour à
la maison tous ensemble. On vit, on
soigne, on apprend à se connaître, on défait des habitudes hospitalières pour
les remplacer tranquillement par le quotidien familial.
«Madame, votre bébé vous sourit-il?» me lance le
pédiatre à une visite médicale de suivi.
Incrédule, soucieuse, je réfléchie.
Mon bébé est heureux, il doit rire… Et je réponds : «je ne sais
pas, je n’ai pas porté attention à ça!».
Puis le regard du médecin change, un moment de silence. Pesant. «J’espère que vous avez prévu d’arrêter de
travailler dans les prochaines années, vous savez, avec un enfant lourdement
handicapé, il faut lui consacrer tout son temps. Il n’y a pas de garderie qui acceptera votre
enfant.» Et vlan! Si vous voulez asséner le coup de grâce à l’ennemi
au champ de bataille, et bien, le voilà!
Viens ensuite le questionnement. Comment je n’ai pas pu remarquer si mon bébé
me souriait… À quel âge doit-il sourire
pour avoir un développement normal?
Est-ce assez significatif pour déterminer que l’enfant sera handicapé à
jamais? Comment un sourire peut dessiner
l’avenir d’un enfant? J’avais failli
dans mon rôle de mère. Je n’avais pas
remarqué ce détail qui semblait si important et déterminant pour le médecin. À quel âge avait souri ma plus grande? Je ne m’en souviens plus… Pourtant on se
souvient des premiers mots, des premiers pas, du premier pipi sur le pot,
etc. Comment ne peut-on pas se souvenir
du premier sourire…
J’enfouis cette pensée dans le petit tiroir de mon esprit
de maman. Je n’ai plus de temps à
perdre, je dois me battre. Il n’est pas
question d’arrêter de travailler. Je change de pédiatre. Mon congé de maternité terminé, je retrouve
le marché du travail en tant que maman d’un enfant avec des besoins
particuliers. Conciliation travail-famille. Voilà tout. Je croise ton regard qui semble me
sourire. Suis-je dans le déni? Le doute?
Têtue? Je ne sais plus comment analyser la situation.
Tes lèvres finissent par sourire, puis tu dis
quelques mots, tu te lèves debout à 18 mois après une série de plâtres et d’opérations
multiples. Les hospitalisations se
bousculent. Les chirurgies. Le regard
brouillé par la morphine cherche le mien.
Je suis là. Pour toi.
Séances de stimulation, physiothérapie,
ergothérapie et orthophonie comblent mes journées. Les professionnels sont là pour nous aider,
nous enseigner, nous diriger et surtout nous encourager à persévérer avec notre
enfant. Parfois je croise ton regard qui
dit : «je suis tanné». On arrête.
On recommencera demain. Repos mérité
après un effort considérable.
Changement de carrière, pas toujours facile le
retour sur les bancs d’école. On devient
infirmière pour soi avant tout, on a jamais pensé faire cela un jour, mais pour
lui… c’est important que je sois là.
Quoi de plus facile que de bercer un enfant en lui lisant un livre d’anatomie
ou une page expliquant comment faire une injection intra-musculaire. Tu me regardais avec de grands yeux curieux et
à la fois, tu devais bien rire de moi. Maman sera prête mon fils, si jamais tu
as besoin de soins. Si jamais je dois
cesser de travailler…
On grandit ensemble, le service de garde croise
notre chemin et c’est le retour dans la vie active du travail. Oups!
Il y a quelqu’un un jour qui m’a dit que mon enfant n’irait jamais en
garderie… Pourtant… Tu combles de
bonheur et d’humour les éducatrices qui s’immiscent dans notre vie. Tu es si attachant! Mais à l’aube de la scolarisation, on voit
ton caractère qui s’affirme, qui sort de l’ordinaire, tu lances des défis aux
autres. Tu as un trouble sévère du
langage, mais tu te fais comprendre, tu mimes, tes gestes parlent, ton regard
en dit long!
Là, le mien, qui s’accroche à toi est également
celui de la déroute à l’occasion, de la colère face à tes comportements, mais
également celui de l’amour. On commence
ce périple scolaire sous le signe de la médication, des plans d’interventions,
des éducateurs spécialisés, des neuro psychologues. On laisse tomber les évaluations physiques pour
analyser ton âme et ton comportement.
Quand je vais te chercher à l’école, je reste
parfois dans l’ombre quelques minutes pour t’observer de loin. Ton regard est si riche. Celui qui rit avec
ton ami. Celui qui taquine l’éducatrice. Celui qui défie le professeur. Celui qui fait
du charme à la belle fille de 6e année. Puis tu croises le mien, et ton regard change. Je sais qu’à travers tes yeux, tu sembles
heureux.
L’expression : «Les bâtons dans les roues» te
sied à merveille. L’adaptation aux
changements est difficile pour un enfant, mais pour un enfant ayant des besoins
particuliers, c’est encore plus déroutant.
Surtout quand on souffre d’anxiété.
C’est fini. Ton regard s’éteint. Cette étincelle ne semble plus être là. La déception, la tristesse, le découragement,
la colère et surtout l’entêtement font partie maintenant de ton quotidien. Tu provoques, tu confrontes, tu t’opposes. Il n’y a plus assez de renforcements positifs
pour gérer ton existence, et la mienne.
J’ai l’impression de ne plus croiser ton regard,
car mes yeux sont tournés vers l’avant, de biais, de côté, mais refuse de
regarder à travers le tien. Car je veux,
moi, en tant que mère, que tout fonctionne comme je l’ai tracé pour toi. Comme je le veux pour toi. Je sais ce qui est mieux pour toi. Je suis ta mère, et le jour où j’ai compris
que tu voulais que je t’aide, je t’ai donné un peu de ma volonté et de mon
courage. Plusieurs personnes au cours
des années m’ont dit que j’avais un courage exemplaire! Je ne pense pas être courageuse, je ne suis qu’une mère qui aime son enfant et
je n’ai pas le choix de tenir mon rôle comme il se doit.
Viens alors ce jour où tout vole en éclats. Il n’y a plus rien qui fonctionne. La petite vie si grandement planifiée part en
fumée. Tu essaies de me dire quelque
chose, mais je ne t’entends pas, je ne t’écoute pas, de toute façon l’expression
de tes mots sont difficiles à comprendre.
On me supporte, on me soutien, on me questionne, on me somme d’agir, d’intervenir
afin que tu rentres dans le moule! Puis,
je m’approche de toi. Tu ne me vois pas,
je demeure dans l’ombre quelques minutes pour t’observer, comme lorsque tu
étais tout petit… Puis je vois ton regard brouillé par les larmes. Tu es seul.
Tu ne sais pas que je te regarde.
Tu ne me vois pas. Ce regard vide
de bonheur. Seulement de la
tristesse. Puis tu lèves tes yeux sans
éclats et me vois enfin… J’ai compris mon fils, je vais t’aider, je vais t’aimer. Je vais modifier l’avenir pour toi, mais avec
toi, pas contre toi. Viens.
Une maman aimante,courageuse,indulgente et surtout une maman qui souhaite le bonheur de son enfant.
RépondreEffacerL'hymne à l'amour pour ton fils chéri, m'a beaucoup ému. J'aimerais t'offrir un bouquet de bonheur, de tendresse, d'amitié, de réconfort, de sourire, et un peu de ma folie. La beauté de tes yeux que j'ai vu pour cet différent m'a bouleversé. Merci Claudine
RépondreEffacerMerci ! ❤️ C'est beaucoup d'amour et de détermination.
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