Patof, le clown
J’avais huit ans environ, lorsque
j’ai été confrontée pour la première fois de ma vie à des personnes ayant une
déficience intellectuelle. Je vendais de
la limonade «fait maison», à 15 cents le verre, sur une petite table en avant
de chez moi, afin de me faire un peu d’argent de poche pour m’acheter des
bonbons au dépanneur du coin. Mon
kiosque était très beau. J’avais mis des
fleurs dans un petit pot et fais moi-même une affiche colorée.
Non loin de chez moi, il y avait
une maison où logeait plusieurs personnes déficientes. Ce devait être une maison que l’on surnomme
aujourd’hui, famille d’accueil. Quand je
les croisais le matin en allant à l’école, et qu'eux, semblaient aller
travailler avec leurs boîtes à lunch, je changeais rapidement de trottoir. J’avais cette angoisse qui me serrait l’estomac
et avais peur qu’ils m’adressent la parole. Il y avait un grand homme aux cheveux bruns et
frisés, un front dénudé par une légère calvitie et des joues tombantes avec des
yeux bleus. Un autre homme, avec des
cheveux mi-longs, blonds, très grand et costaud, gonflé de muscles. Dans mon esprit enfantin, je croyais qu’ils
étaient des «maniaques». Pourtant,
j’aurais dû comprendre qu’un tel individu ne se promène pas avec une boîte à
lunch à l’effigie de dessins animés et de star wars, comme la mienne. Bref…
Voilà le jour est venu où ces
hommes se sont arrêtés à mon kiosque. Dans
un langage difficile à saisir, ils m’ont demandé combien coûtait ma
limonade et si elle était bonne. Ils ont
vidé leur monnaie de leur portefeuille sur ma table et tranquillement, avec le
doigt, un des deux hommes, celui avec les cheveux blonds, s’est mis à compter
un à un l’argent devant lui, avec une concentration inouïe. Pendant ce temps interminable, où la peur me
paralysait et me clouait le bec, car je ne pouvais tout de même pas m’enfuir… Je
demeurais plantée là, sans dire un mot.
J’espérais alors que mon regard apeuré ne leur fasse pas penser que
j’étais folle! L’autre homme, le brun aux
yeux bleus, me regardait avec un sourire béat, ressemblant à la limite au
sourire de Patof le clown! Sauf que je
ne riais pas.
«Tiens, compte et dis-moi s’il y
en manque» m’a dit le costaud, en tendant la monnaie au creux de ma main
tremblante. Lentement, je comptais
l’argent et glissais les 30 cents dans ma petite boîte métallique. L’affaire était conclue. Je versais alors la limonade dans deux petits
verres de plastique et leur tendais tranquillement en espérant follement que
nos doigts ne se frôleraient pas. Puis,
l’homme-clown, prit une gorgée et se gargarisa la gorge avec la limonade avant
de l’avaler. Il fit alors une grimace
mémorable. «Oh! Il manque du sucre!», s’exclama-t-il dans un langage que j’arrivais
à peine à comprendre. Puis son ami
pouffa de rire. Un petit rire d’enfant
dans un énorme gabarit à la Hulk!
J’étais perplexe et un peu vexée
qu’il n’aime pas ma limonade. De façon polie, je lui offrais donc de le rembourser, et il me fit alors non de la
tête. «Garde ton argent petite», disait
alors Hulk. Je lui ai souri timidement,
puis lui expliqua que je voulais acheter des bonbons avec l’argent. Le regard du clown s’était modifié, comme un
émerveillement à la limite de l’exaltation. «J’adore les bonbons!», s’était-il
exprimé avec enchantement. Puis ils
poursuivirent leur chemin, l’un en sautillant et l’autre en riant des
bouffonneries de son compagnon. J’étais
subjuguée et rassurée à la fois.
Le lendemain, en les croisant
tout en me rendant à l’école, à la même heure qu’à l’habitude, je m’arrêtais à
leur hauteur, sans changer de trottoir.
Je pris le petit sac de papier contenant les bonbons et le tendis à
l’homme-clown. Il me renvoya alors un
sourire fascinant qui faisait rayonner les traits de son visage, qui semblaient si
attristés quelques minutes auparavant.
Hulk me remercia à la place de son ami.
À partir de ce jour, je ne changeais plus de trottoir et les saluais quotidiennement. Parfois, Patof, comme j’aimais me le
représenter, m’offrait à l’occasion, à son tour, des bonbons. Mes parents m’avaient toujours dit de ne
jamais accepter de bonbons d’un étranger, car ce pouvait être un «maniaque, enleveur
d’enfants». Par contre, celui-là, n’était
plus un étranger, mais il était devenu un ami.
De nos jours, quand on dresse le
portrait des «maniaques», on se rend compte qu’ils ne sont, pour ainsi dire
jamais, des déficients intellectuels. Je
n’aurais jamais cru qu’un jour je mettrais au monde, un enfant qui aurait une
déficience intellectuelle. La vie se charge
parfois de nous surprendre! Et lorsque j’observe mon fils faire le clown et ses
pitreries pour me faire rire, je me demande si, à l’âge adulte, il ressemblera
à Patof…
Commentaires
Publier un commentaire