La Lutte du pouvoir

Il s’appelait Félix.  Il était le portrait rêvé d’un grand-père aimant, affectueux, drôle et avait cette force tranquille sur qui tu pouvais t’appuyer dans les événements heureux ou malheureux de ta vie.  Par contre, il n’était pas mon grand-père, mais celui de mon conjoint.  Son attachement à lui fut une des plus belles relations dans ma vie.  N’ayant pas eu la chance de connaître un grand-père, il devenait pour moi, la figure généreuse et forte d’un grand-parent.  Vous allez trouver cela curieux, mais ce qui me touchait, entre autres, chez lui, c’était cette façon bien à lui de regarder un combat de lutte.  Croire en ce spectacle haut en couleurs, pouvait paraître drôle ou inconcevable pour certains d’entre nous.  Lui, il y croyait «dur comme fer» aux discours et mises en scène des lutteurs pour offrir à leurs fans un spectacle enlevant et… violent.

Comme tous les hommes de la famille avaient fait leur part dans l’accompagnement du grand-père aux combats de lutte, il ne restait que moi, pour accepter de le suivre.  Je me suis donc retrouvé un certain soir au forum avec des milliers de personnes pour voir les plus grandes vedettes du moment, performer (c’est le cas de le dire, car ce sont véritablement des athlètes) et faire des acrobaties spectaculaires.  Ce soir-là, les distractions étaient autant dans la salle que sur la scène.  Autour de moi, il y avait bière, hot dog, femmes, hommes et batailles!  Mélangez des hommes frustrés, de l’alcool et une compétition maladive, et vous avez un cocktail explosif!  Vous auriez dû voir le visage de Félix...  J’avais l’impression d’être assise à côté d’un gamin de 10 ans à qui on avait offert la plus belle soirée de sa vie.  Incapable de demeurer sur son siège durant les combats, il battait l’air avec ses poings, trépignait des jambes d’impatience, sursautait devant un coup du bon lutteur administré à l’adversaire vilain.  Il n’était pas du genre à crier.  Il demeurait silencieux la plupart du temps, mais des sons puissants, semblables à des grognements, s’échappaient à l’occasion de sa gorge.  Pendant la première heure du spectacle, je me questionnais réellement sur ma décision de l’avoir accompagné.  Je n’étais pas du tout dans mon élément parmi cette foule.  Mais plus je regardais Félix tressauter à côté de moi et observait son regard fasciné par le spectacle qui se passait devant lui, plus je me laissais prendre au jeu.  J’observais les gens autour de moi, appréciais le jeu de comédie des lutteurs et surtout, j’aimais partager ce moment avec ce grand-père transformé le temps d’une soirée.  Une belle complicité s’est développée entre nous, et avec une pensée égoïste, j’étais heureuse de l’avoir pour moi toute seule durant ces moments.

Un soir où je lui rendis visite à l’hôpital, lors de l’un de ses séjours, je le découvris au milieu de la chambre à quatre patients, habillé d’une jaquette verte, sur une chaise, les poignets attachés.  Mon cœur a alors fait trois tours.  Les traits hagards, le regard perdu, les cheveux  blancs dressés sur la tête, tel un fauve, me faisait prendre conscience de cette fragilité qu’est la vie lorsqu’on vieillit.  J’avais la preuve que les interactions médicamenteuses pouvaient avoir des effets dévastateurs chez les personnes âgées.  Dans ma frustration intérieure, j’attendais de pied ferme l’infirmière afin qu’elle m’explique les raisons de ce confinement involontaire et qui me donnait l’impression d’une humiliation publique épouvantable.  Mais lorsque je me suis approché de lui pour déposer ma main sur la sienne, il a sursauté.  Il s'est mis à trépigner des jambes.  Il me provoquait alors en duel de lutte.  Je me suis alors retourné sur le rire de l’homme qui occupait le lit à côté.  Il m’avoua alors que Félix luttait avec Hulk Hogan depuis au moins une heure et que le personnel avait dû l’attacher pour éviter qu’il ne se blesse ou qu’il transforme la chambre en «ring» de lutte.  C’est alors que je pris conscience que peu importe dans quel monde notre imaginaire voyage, sous l’effet d’une substance ou pas, notre passion secrète nous définira à jamais.


Quelques années plus tard, je découvris, avec le plus grands des plaisirs, que mon fils avait la même passion que son arrière-grand-père, la lutte.  Il n’a jamais pu lui transmettre cette passion puisqu’il nous a quitté bien avant. Quand on lui demande ce qu’il souhaite faire plus tard dans la vie, il répond : un lutteur!  J’ai donc assisté à des galas de luttes, cette fois-ci avec mon fils, et lorsque je le vois trépigner sur sa chaise, crier après un lutteur, extérioriser ses émotions et prendre des photos après le match avec ses lutteurs favoris, je me rappelle Félix.  À travers son  regard, ses mimiques, à travers mon fils, je vois Félix.  Et c’est dans ces petits moments, qu’on comprend que les êtres qui nous ont été chers, sont avec nous, à travers nos enfants et font partie de notre douce référence.  Ils demeurent vivants dans nos cœurs et notre mémoire à jamais.

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